Chapitre 45

 

Anna surveilla les alentours pendant que Georgia écartait le rabat de la tente. Ayant constaté que personne ne les épiait, elle entra à la suite de sa compagne. Des dizaines de femmes se pressaient dans leur prison de toile. Certaines couchées, d’autres assises, les bras autour des genoux, et d’autres encore serrées épaule contre épaule comme des volailles terrorisées.

Presque aucune ne leva les yeux quand la Dame Abbesse entra. De sa vie, elle n’avait jamais vu une telle bande de poules mouillées !

Elle s’en voulut aussitôt de sa dureté. Ces femmes avaient subi d’indicibles tortures.

— Dehors ! souffla sœur Rochelle. (Assise près du rabat, elle non plus n’avait pas levé les yeux.) Pas de mendiante ici !

— Bravo pour ta charité, mon enfant ! railla Anna. Tu as bien raison de ne pas vouloir partager ton humble demeure avec des traîne-misère !

Dès qu’elles entendirent la voix de la Dame Abbesse, la moitié des femmes relevèrent la tête. À la pâle lueur des chandelles, Anna les vit écarquiller les yeux comme si elles venaient d’apercevoir un fantôme. Certaines tirèrent sur la manche de leurs compagnes encore avachies, ou leur flanquèrent un coup de coude dans les côtes.

Une partie des sœurs portaient des tenues d’une invraisemblable indécence. Leur robe les couvrait du cou aux chevilles, mais avec un tissu aussi transparent, elles auraient pu être nues sans que ça ne change rien. Les autres avaient encore leurs vêtements habituels, si déchirés qu’on les reconnaissait à peine. Quelques privilégiées arboraient autre chose que des haillons.

— Fionola, dit Anna, étant donné les circonstances, tu n’as pas l’air si mal que ça. Kerena, Aubrey et Cherna, on dirait que vos cheveux grisonnent. C’est un sort qui nous guette toutes, mais ça vous sied particulièrement bien.

Toutes les sœurs étaient pétrifiées de stupéfaction.

— C’est vraiment elle, annonça Georgia. Bien vivante, croyez-moi ! Elle n’est pas morte comme nous le pensions. La Dame Abbesse Annalina Aldurren est toujours de ce monde !

— Ancienne Dame Abbesse, corrigea Anna. Verna m’a remplacée, mais je…

Toutes les sœurs bondirent sur leurs pieds. Anna eut l’impression de voir un troupeau de moutons quand un loup se montre dans les environs. Encore un effort, et elles détaleraient à toutes jambes.

Les Sœurs de la Lumière étaient des femmes fortes, intelligentes et capables de tout affronter sans faillir. Qu’avait-il fallu leur infliger pour les transformer en une bande de donzelles effarouchées ?

— Lucy, dit Anna, te revoir me met du baume au cœur. (Elle ébouriffa les cheveux d’une jeune sœur terrorisée.) Vous revoir toutes est un grand bonheur ! Oui mes enfants, je remercie le Créateur de m’avoir conduite jusqu’à vous.

Les sœurs s’agenouillèrent pour saluer leur supérieure et remercier à leur tour le Créateur de l’avoir gardée en vie.

— Allons, allons, relevez-vous ! (La Dame Abbesse essuya les larmes qui ruisselaient sur les joues de Lucy.) Pleurer et prier fait toujours du bien, mais nous n’avons pas de temps à perdre. Je sais combien vous avez souffert, et nous en parlerons plus tard, pour tenter de refermer vos blessures. À présent, l’heure est à l’action !

Des sœurs vinrent embrasser l’ourlet de la robe d’Anna. L’air désespéré, d’autres les imitèrent. Devant ces brebis perdues enfin retrouvées, la Dame Abbesse crut que son cœur allait se briser.

Elle afficha son plus doux sourire, leur caressa la tête et les bénit en les appelant chacune par leur nom. Puis elle remercia le Créateur d’avoir préservé leurs corps et jalousement veillé sur leurs âmes. Dans cette misérable tente, au milieu du camp ennemi, la Dame Abbesse prit le temps – et trouva le courage – d’offrir à ses sœurs une audience des plus formelles… à quelques détails protocolaires près.

Devant leur détresse, Anna jugea inutile de rappeler qu’elle n’était plus en poste depuis qu’elle avait transmis le flambeau à Verna. À ce moment précis, alors qu’un peu de joie venait illuminer le cœur ravagé de ces femmes, des sujets aussi triviaux n’avaient aucune importance.

Après quelques minutes, Anna se força à mettre un terme à l’émouvante cérémonie.

— Maintenant, taisez-vous, et écoutez-moi ! Bientôt, nous aurons tout le temps de célébrer nos retrouvailles. À présent, laissez-moi vous dire pourquoi je suis venue.

» Un événement terrible s’est produit. Mais comme vous le savez mieux que quiconque, l’équilibre est présent en chaque chose. Car le drame dont je parle va vous permettre de fuir cet enfer, mes enfants.

— La Dame Abbesse m’a dit que les Carillons rôdent dans notre monde, annonça Georgia. (Toutes les sœurs crièrent d’horreur.) Et elle le croit dur comme fer.

Le sens de cette dernière phrase était limpide : Georgia restait inflexiblement sceptique, et toutes celles qui goberaient cette histoire seraient des idiotes !

— Écoutez-moi ! répéta Anna. (Elle plissa le front, les yeux brillants de colère. Une expression que ces femmes connaissaient assez bien pour en avoir des frissons dans le dos.) Vous vous souvenez de Richard ?

Toutes les sœurs hochèrent la tête.

— Je m’en doutais ! Eh bien, c’est une longue histoire, mais pour la résumer, sachez que Jagang a provoqué une peste qui a fait des milliers de victimes. D’innombrables malheureux ont agonisé dans d’atroces souffrances, et beaucoup d’enfants sont morts. Parmi les survivants, la plupart sont désormais orphelins…

» Sœur Amelia…

— Elle a juré fidélité au Gardien ! s’écrièrent quelques femmes, dans les derniers rangs.

— Je sais, dit Anna. C’est elle qui est allée dans le royaume des morts chercher le sort dont Jagang avait besoin pour déclencher la peste. Elle est responsable de la fin de tant d’innocents !

» Par bonheur, Richard a pu arrêter l’épidémie en recourant à sa magie.

Les sœurs échangèrent des regards surpris et murmurèrent entre elles. Consciente de leur fournir trop d’informations à la fois, Anna décida pourtant de continuer, afin qu’elles mesurent l’importance des enjeux.

— Mais il a attrapé la peste… Pour le sauver, la Mère Inquisitrice a dû lancer un sort… (La Dame Abbesse leva un index pour intimer le silence à son auditoire.) En réalité, c’est Nathan qui le lui a fourni. Car il s’est évadé, vous devez le savoir… (Une fois encore, elle coupa court à un concert d’exclamations.) Le Prophète a révélé à la Mère Inquisitrice les noms des trois Carillons. C’était le seul moyen d’arracher Richard à la mort, et je suis sûre que Nathan avait conscience du danger. Mais il a pris un risque pour sauver Richard, et nous ne devons pas l’en blâmer.

» La Mère Inquisitrice a prononcé à voix haute les noms des trois Carillons. Le Sourcier s’est rétabli, mais les monstres rôdent désormais dans notre monde. Je le sais parce que je les ai vus. Et ils ont déjà fait plusieurs victimes…

Cette fois, personne ne protesta, et sœur Georgia elle-même parut convaincue.

— Dois-je vous rappeler quel cataclysme nous guette ? En réalité, il a déjà commencé et la magie se délite. Nos pouvoirs sont tellement affaiblis qu’ils en deviennent inutiles. Mais par la grâce de l’équilibre dont je parlais tout à l’heure, il en va de même pour celui de Jagang.

» Et dans ces conditions, nous pouvons toutes partir d’ici.

— Je ne comprends pas ce que les Carillons viennent faire là-dedans ! lança Une Sœur.

Anna dut inspirer à fond pour ne pas perdre son calme.

— Ils provoquent une défaillance de la magie. Celle de Jagang n’échappant pas à la règle, vous n’êtes plus sous l’emprise de celui qui marche dans les rêves…

— Et que se passera-t-il quand les Carillons retourneront dans le royaume des morts ? demanda Georgia. Cela risque d’arriver n’importe quand. Dame Abbesse, vous ne pouvez même pas être sûre que l’empereur ne nous espionne pas en ce moment !

» S’ils n’ont pas réussi à s’approprier une âme, les Carillons sont sûrement déjà de retour chez Celui Qui N’A Pas De Nom, pour bénéficier de sa protection. Dans ce cas, Jagang a déjà retrouvé son pouvoir, et je parierais qu’il entend tout ce que nous disons ! Peut-être parce qu’il s’est introduit dans ma tête !

Anna prit les bras de la sœur.

— Non, je suis sûre que c’est impossible ! Comme la vôtre, ma magie s’est volatilisée. Et si elle était revenue je le saurais ! Comme vous, d’ailleurs… Je ne peux toujours pas toucher mon Han, et Jagang est tout aussi impuissant que moi.

— Nous n’avons pas le droit d’utiliser notre pouvoir sans la permission de l’empereur, rappela une sœur. S’il nous était rendu, nous ne le saurions pas.

— Personne ne m’interdit de toucher mon Han ! Donc, vous pouvez vous fier à moi pour vous le dire…

— Mais si les Carillons retournent chez eux, dit Kerena en avançant d’un pas, Son Excellence retrouvera ses…

— Non ! Il y a un moyen d’interdire à Jagang de s’introduire dans vos esprits.

— C’est impossible ! s’écria Cherna. (Elle regarda autour d’elle comme si l’empereur, tapi dans les ombres, les espionnait déjà.) Dame Abbesse, vous devez fuir ! Sinon, ils vous captureront. Si des soldats vous ont vue, ils doivent être en train d’en informer Jagang.

— Oui, partez d’ici ! insista Fionola. Oubliez-nous, et sauvez votre vie ! De toute façon, nous sommes condamnées. Si vous restez, ça n’apportera rien de bon.

— Écoutez-moi, à la fin ! explosa Anna. Je peux vous libérer de celui qui marche dans les rêves ! Ensuite, nous fuirons ensemble.

— Je ne vois pas de quelle façon…, commença Georgia, visiblement reprise par son scepticisme naturel.

— Pourquoi pensez-vous que Jagang n’entre pas dans mon esprit ? Vous croyez que la Dame Abbesse ne l’intéresse pas ? S’il le pouvait, hésiterait-il à me contrôler ?

Les sœurs se turent et réfléchirent un moment.

— Je suppose que non, concéda Aubrey, le front plissé. Qu’est-ce qui l’en empêche ?

— Quelqu’un me protège, voilà ce que je tente de vous dire depuis une éternité ! Richard est un sorcier de guerre, et vous savez toutes ce que ça signifie : il contrôle les deux facettes de la magie.

Les sœurs battirent des cils de surprise, puis recommencèrent à murmurer entre elles.

— Et en plus de ça, ajouta Anna, les réduisant au silence, il est un Rahl !

— Parce que ça fait une différence ? demanda Fionola.

— Ceux qui marchent dans les rêves virent le jour à l’époque de l’Antique Guerre. Un sorcier de ce temps-là, Alric Rahl, lança un sort appelé le « lien » qui mettait son peuple et ses alliés à l’abri des armes vivantes comme Jagang. Tous ses descendants doués pour la magie ont le même pouvoir.

» Les D’Harans sont naturellement liés à Richard parce qu’il est leur seigneur Rahl. Ainsi, ils échappent aux intrusions mentales de l’empereur…

— C’est bien beau, dirent en chœur plusieurs femmes, mais nous ne sommes pas d’haranes.

— N’ai-je pas parlé de « ses alliés » ? Si vous jurez allégeance à Richard, du fond du cœur, Jagang ne pourra plus vous utiliser comme de vulgaires marionnettes.

» Il y a un moment que j’ai prêté serment à Richard, l’homme qui a pris la tête du combat que nous livrons contre l’Ordre Impérial. Jagang veut détruire la magie, mais en attendant, il s’en sert pour arriver à ses fins. Grâce au lien, je suis insensible à son pouvoir.

— Si les Carillons sont bien dans notre monde, dit une sœur, le lien n’agira plus, et nous serons vulnérables.

Anna soupira d’agacement. Ne pas perdre patience se révélant difficile, elle dut se rappeler que ces malheureuses étaient depuis longtemps entre les mains de l’ennemi.

— Dans cette histoire, les effets s’annulent, ne le comprenez-vous pas ? Tant que les carillons seront là, Jagang sera privé de son pouvoir. Dès qu’ils partiront, le lien redeviendra actif, et vous ne risquerez rien non plus. Dans les deux cas, vous êtes libres !

» Vous saisissez ? Jurez allégeance à Richard, le Sourcier qui combat pour la Lumière, et vous n’aurez plus rien à craindre de l’empereur. Mes sœurs, nous pouvons fuir dès ce soir ! Plus rien ne vous retient ici !

Toutes les femmes écarquillèrent les yeux, comme si ce raisonnement ne parvenait pas à s’imprimer dans leur cerveau.

Puis Rochelle prit la parole.

— L’ennui, c’est que nous ne sommes pas toutes ici…

— Où sont les autres ? demanda Anna. Avant de partir, nous irons les chercher.

Personne n’osa répondre. Anna claqua des doigts à l’attention de Rochelle, qui sursauta comme si on venait de la tirer d’un rêve éveillé.

— Elles sont sous les tentes, Dame Abbesse.

Toutes les sœurs baissèrent la tête. À la lueur des bougies, les anneaux d’or passés à leurs lèvres supérieures brillèrent faiblement.

— Les tentes ? répéta Anna.

Rochelle s’éclaircit la gorge et lutta pour refouler les larmes qui perlaient à ses paupières.

— Quand il veut nous punir, ou nous « donner une bonne leçon », Jagang nous à oblige à « servir sous les tentes ». Tous les soldats ont le droit de s’amuser avec nous.

— Dame Abbesse, gémit Cherna en se jetant à genoux, nous sommes devenues les catins de ces brutes !

— Eh bien, c’est terminé à partir de ce soir ! lança Anna. Désormais, vous êtes libres, et je veux vous voir agir comme des Sœurs de la Lumière ! C’est compris ? Vous n’êtes plus les esclaves de ces porcs !

— Et nos compagnes ? demanda Rochelle.

— Vous ne pouvez pas aller les chercher ?

— Attendez ici, Dame Abbesse, dit Georgia, la tête bien haute. Rochelle, Kerena et moi allons régler ce problème. (Elle regarda les trois autres sœurs.) N’est-ce pas ? Nous savons ce qu’il nous reste à faire.

Les trois Sœurs acquiescèrent. Puis Kerena posa une main sur le bras d’Anna.

— Vous voulez bien nous attendre ici ?

— C’est, d’accord mais dépêchez-vous ! Nous devons partir le plus vite possible pour ne pas éveiller les soupçons en traversant le camp alors que presque tout le monde dort. Nous ne…

— Attendez-nous, c’est tout, dit Rochelle, très calme. Nous nous chargerons de tout, et il n’y aura pas de problèmes.

Georgia se tourna vers les autres Sœurs.

— Assurez-vous que la Dame Abbesse reste ici. C’est très important.

Les femmes hochèrent la tête.

— Si vous tardez trop, dit Anna, nous partirons sans vous ! C’est compris ?

— Nous serons de retour très vite, dit Rochelle. Ne vous inquiétez pas.

— Dans ce cas, que le Créateur veille sur vous…

 

La Dame Abbesse s’était assise parmi les Sœurs, de nouveau plongées dans leurs pensées sans nul doute sinistres. La joie des retrouvailles dissipée, elles étaient redevenues tristes et apathiques.

Pour détendre l’atmosphère, Anna tenta de raconter les épisodes les plus amusants de ses récentes aventures. Espérant que quelqu’un daignerait sourire, elle insista sur les moments où elle n’avait pas vraiment été à son avantage.

Personne ne réagit. On ne lui posa même pas de questions, et aucune sœur ne chercha à croiser son regard. Comme des animaux en cage, ces malheureuses cherchaient uniquement à échapper à la terreur… au moins en esprit.

Anna se sentit de plus en plus mal à l’aise. Au milieu de ces femmes qu’elle connaissait si bien, elle eut soudain l’impression d’être prise au piège. Comme si elle ne les connaissait pas si bien que ça, justement !

Parfois, se souvint-elle, les animaux en cage étaient trop effrayés pour fuir, même quand on laissait la porte ouverte…

Quand le rabat de la tente s’écarta, toutes les femmes s’éloignèrent d’Anna, qui se leva d’un bond.

Quatre colosses en cuirasse et lestés d’assez d’armes pour équiper tout un régiment entrèrent et sondèrent la tente, les yeux plissés sous leur tignasse crasseuse emmêlée.

À leur allure, Anna devina qu’il ne s’agissait pas de simples soldats.

Georgia, Rochelle, Aubrey et Kerena entrèrent à leur tour.

— C’est elle ! lança Rochelle en désignant Anna. Voilà la Dame Abbesse des Sœurs de la Lumière !

— Rochelle, grogna Anna, qu’est-ce que ça veut dire ? Que penses-tu…

L’homme qui devait être le chef du petit groupe approcha, saisit le menton de la Dame Abbesse et, comme un maquignon, la força à tourner et retourner la tête.

— Tu es sûre ? demanda-t-il à Rochelle. On dirait une mendiante comme les autres.

— C’est la Dame Abbesse, croyez-moi ! intervint Georgia. (Le soudard la regarda, l’air méprisant.) Elle s’est simplement déguisée pour entrer dans le camp.

L’homme fit signe à ses compagnons d’approcher. Voyant qu’ils avaient apporté des chaînes munies de fers, Anna tenta de se débattre, mais un des soudards la ceintura sans mal puis lui saisit les poignets et lui tira sur les bras pour qu’un autre colosse lui mette les fers.

Pendant que deux brutes la plaquaient sur le sol, le dernier homme posa à côté d’elle une petite enclume.

Le chef des soudards plaça les fers sur l’enclume et son compagnon entreprit d’enfoncer des goujons dans les trous de fixation. Quand ce fut fait, il tordit à grands coups de marteau les pointes des goujons, pour fermer de manière permanente les fers. Comme il avait calculé trop juste, le métal rouillé blessa les poignets d’Anna, mais ses tourmenteurs n’accordèrent aucune attention à ses cris de douleur.

Assez expérimentée pour savoir que lutter ne servait à rien dans certaines circonstances, la Dame Abbesse se tint tranquille. Sans son Han, elle était impuissante contre ces quatre brutes.

Réfugiées au fond de la tente, les Sœurs n’osaient pas contempler le résultat de leur trahison.

Les soudards fermèrent à coups de marteau les maillons ouverts des chaînes qu’ils venaient de fixer aux fers. Face contre terre, Anna rugit de colère quand ils recommencèrent toute l’opération sur ses chevilles, puis s’occupèrent de sa taille et de son cou.

Lorsque ce fut terminé, des mains brutales la relevèrent. Les poignets plaqués le long des flancs – puisque les fers étaient reliés à la chaîne qui lui ceignait la taille – Anna serait désormais entravée au point de ne pas pouvoir s’alimenter seule.

— Il n’y avait personne avec elle ? demanda un des hommes en grattouillant sa barbe emmêlée.

Georgia et Rochelle secouèrent la tête.

— Si elle est si idiote, comment a-t-elle réussi à devenir la Dame Abbesse ? ricana l’homme.

— Nous n’en savons rien, messire, répondit Georgia. (Elle s’inclina humblement devant le guerrier.) Mais elle l’est, je vous le garantis.

L’homme haussa les épaules, comme s’il se fichait de tout ça, au fond, puis il fit mine de partir. Mais il se ravisa, étudia un moment les femmes massées au fond de la tente et désigna une de celles qui portaient une robe transparente.

— Toi, tu viens avec nous !

Sœur Theola tressaillit, ferma les yeux et murmura une prière qui ne lui servirait à rien.

— Allez, bouge-toi ! lança l’homme.

Theola se leva et avança d’une démarche vacillante vers ses bourreaux. Ravis du choix de leur chef, les trois autres soudards la tirèrent vers eux.

— Vous aviez promis de ne pas faire ça…, protesta timidement Georgia.

— Sans blague ? Eh bien, j’ai changé d’avis !

— Alors, permettez-moi au moins de prendre sa place…

— Quelle noblesse, pour une si belle pouliche ! (Le colosse prit Georgia par un bras et l’entraîna avec lui.) Puisque ça te tente tellement, je te permets d’accompagner ta très chère amie !

Après le départ des brutes avec leurs proies du jour, un lourd silence régna dans la tente. Alors qu’aucune sœur n’osait la regarder, Anna s’assit lourdement sur le sol. Avec ces chaînes, elle trouva miraculeux de ne pas s’être étalée de tout son long…

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

Bien qu’elle n’eût pas crié, ce simple mot retentit comme un coup de tonnerre. Quelques sœurs en tremblèrent de peur, et d’autres éclatèrent en sanglots.

— Nous savons qu’il est impossible de fuir, osa répondre Rochelle. Au début, nous avons toutes essayé. C’est la vérité, Dame Abbesse ! Certaines d’entre nous ont payé ces tentatives d’une mort lente et douloureuse.

» Son Excellence nous a montré que nos rêves d’évasion étaient vains. Et aider quelqu’un à fuir est tout aussi grave que s’échapper soi-même. Nous ne voulons plus recevoir de « leçons » de ce genre.

— Vous auriez pu être libres ! explosa Anna.

— C’est faux, dit Rochelle. Désormais, nous appartenons à Son Excellence. Nous ne serons plus jamais libres !

— Au début, je veux bien croire que vous étiez les victimes de Jagang, lâcha Anna. À présent, vous êtes ses complices ! J’ai risqué ma vie pour voler à votre secours. Et vous avez choisi de rester des esclaves !

» Mais il y a encore pis ! Vous m’avez menti, toutes autant que vous êtes ! Et pour servir le mal, qui plus est ! (Devant la colère d’Anna, les Sœurs se voilèrent le visage.) Vous savez ce que je pense des menteurs, n’est-ce pas ? Et comment les juge le Créateur, dans Son infinie sagesse !

— Mais, Dame Abbesse…, gémit Cherna.

— Silence ! Vos propos ne m’intéressent plus, et vous n’avez aucun droit de me forcer à les entendre. Si je dois être un jour débarrassée de ces chaînes, ce sera avec l’aide de gens qui servent pour de bon la Lumière. Vous ne valez pas mieux que les Sœurs de l’Obscurité. Au moins, elles ont l’honnêteté de dire ouvertement qui est leur maître !

Anna cessa sa diatribe, car un homme venait d’entrer sous la tente.

De taille moyenne, mais solidement bâti, il avait en particulier une poitrine et des bras énormes. Sa veste de fourrure, grande ouverte, laissait voir les multiples chaînes d’or incrustées de diamants qui pendaient à son cou de taureau. Des bagues dignes d’un roi brillaient à tous ses doigts…

La lueur des bougies se reflétant sur son crâne rasé, il avançait lentement, ravi par la terreur qu’il provoquait chez les prisonnières.

Accrochée à l’anneau d’or qui perçait sa narine gauche, une chaînette le reliait à la boucle qu’il portait à l’oreille, du même côté du visage. Les joues glabres, Jagang arborait une moustache en demi-lune et un triangle de poils drus à l’aplomb de sa lèvre inférieure.

Mais c’étaient ses yeux, surtout, qui glaçaient les sangs.

Dépourvus de blanc, ils étaient uniformément gris. Pourtant, on aurait juré que des taches d’obscurité tourbillonnaient dans leurs profondeurs hypnotiques.

Le regard terrifiant des hommes capables de marcher dans les rêves. Quand il se posa sur elle, Anna douta que celui du Gardien en personne fût plus impressionnant.

— Nous avons de la visite, je vois ! lança-t-il d’une voix aussi puissante que le reste de sa personne.

— Un porc qui parle ? lâcha Anna. Comme c’est fascinant !

Jagang éclata de rire. Un son qui n’avait rien d’agréable.

— Eh bien, ma petite chérie, quelle arrogance ! Georgia prétend que tu es la Dame Abbesse. C’est vrai ?

Du coin de l’œil, Anna remarqua que toutes les femmes s’étaient jetées à genoux, le visage plaqué dans la poussière. Malgré sa colère, elle aurait difficilement pu les blâmer de vouloir se soustraire au regard de cet homme.

Décidée à jouer le jeu jusqu’au bout, elle se fendit d’un charmant sourire.

— Annalina Aldurren, Dame Abbesse à la retraite des Sœurs de la Lumière – pour ne pas vous servir, empereur !

Les pectoraux de Jagang se gonflèrent quand il croisa les mains et s’inclina avec une révérence feinte devant sa prisonnière.

— Empereur Jagang, à ton service, très chère !

— Et que me réservez-vous, empereur ? La torture ? Le viol ? La pendaison ? La décapitation ? Ou le bûcher, peut-être…

— Ma petite chérie, tu t’y connais pour donner des idées coquines à un homme, on dirait !

Jagang tendit une main, saisit Cherna par les cheveux et la força à se relever.

— Mon problème, c’est que j’ai une foule de sœurs « régulières », et une multitude de « traîtresses » qui ont juré allégeance au Gardien. Entre nous, c’est celles-là que je préfère, mais tu devais t’en douter un peu… D’autant plus qu’elles n’ont pas totalement perdu leur pouvoir.

Jagang lâcha les cheveux de Cherna et la saisit à la gorge.

— En revanche, je n’ai qu’une Dame Abbesse dans mon cheptel !

L’empereur souleva la malheureuse Cherna du sol. Bien qu’elle ne pût plus respirer, la sœur ne tenta pas de se débattre. Quand il lui serra davantage la gorge, elle écarquilla les yeux de terreur et ses lèvres s’ouvrirent sur un cri muet.

— Mes petites chéries, dit Jagang en se tournant vers les autres sœurs, la Dame Abbesse vous a tout dit sur les Carillons ? Vraiment tout dit ?

— Oui ! s’écrièrent plusieurs femmes, sans doute avec l’espoir que l’empereur lâche Cherna.

Pas tout, salopard ! pensa Anna.

Si Zedd devait réussir une seule chose dans sa vie, elle priait pour que ce soit son combat contre les Carillons.

— Parfait, dit Jagang.

Et il lâcha effectivement Cherna.

Elle s’écroula et se griffa la gorge, comme si elle espérait encore y faire entrer l’air. Mais Jagang lui avait écrasé la trachée-artère, et son visage bleuissait déjà.

Elle réussit à ramper jusqu’à Anna et posa la tête sur ses genoux. Débordant d’une vaine compassion, car nul ne pouvait plus rien pour la malheureuse, la Dame Abbesse lui caressa les cheveux. Elle lui souffla qu’elle l’aimait et la pardonnait, puis implora le Créateur et les esprits du bien de veiller sur elle.

Juste avant de mourir, Cherna trouva la force d’enlacer Anna. Impuissante, celle-ci la regarda agoniser en priant le Créateur de l’absoudre aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps.

Quand ce fût terminé, Jagang écarta le cadavre de Cherna d’un coup de pied nonchalant. Puis il saisit Anna par la chaîne qui lui enserrait le cou et la remit sur ses pieds sans effort apparent. Les ombres qui dansaient dans les yeux du maître de l’Ordre Impérial donnèrent la nausée à la Dame Abbesse.

— Tu pourrais m’être utile, tu sais ? Si je t’arrachais les bras pour les envoyer à Richard ? Une facétie qui lui donnerait des cauchemars, tu ne crois pas ? À moins que je t’échange contre quelque chose de précieux ? Bah, ne t’inquiète pas ! Tu es ma propriété, et je te trouverai bien un usage.

— Vous pouvez détruire mon corps dans ce monde, mais pas souiller mon âme. Ce don du Créateur n’appartient qu’à moi !

— Quel joli discours ! Dommage qu’il sente tellement le réchauffé ! Toutes les Sœurs qui se pressent autour de nous m’ont tenu le même. Mais on dirait bien que c’était du vent, après ce qui s’est passé aujourd’hui !

» Au lieu de s’évader, ces chiennes t’ont trahie ! Pourtant, elles auraient au moins pu te sauver sans courir le moindre risque ! Mais elles ont choisi de rester des esclaves. Et tu n’en es toujours pas revenue, je parie ?

» Dame Abbesse, on dirait bien que je possède aussi leurs âmes !

— En mourant, Cherna s’est réfugié dans mes bras, pas dans les vôtres ! Même après m’avoir vendue à un porc, elle cherchait le réconfort de mon amour. Et cela venait de son âme, empereur !

— Aurions-nous une divergence d’opinion ? Rien que de très normal… Mais j’ai une idée, ma petite chérie ! Nous allons les tuer l’une après l’autre, et voir à qui s’adresse leur ultime acte de dévotion. Ensuite, nous ferons le compte, et on verra bien qui aura gagné. Pour que le jeu soit loyal, je ne dois pas être le seul à les étrangler. J’ai tué la mienne. À ton tour, maintenant !

Anna foudroya Jagang du regard. Tout ce qu’elle pouvait faire, dans sa situation peu glorieuse…

— Tu refuses de jouer ? Aurais-tu peur de perdre ? (Jagang se tourna vers les sœurs, toujours agenouillées.) C’est votre jour de chance, mes chéries ! La Dame Abbesse vient de me céder vos âmes sans combattre !

L’empereur plongea de nouveau ses yeux de cauchemar dans ceux d’Anna.

— Tu espères que les Carillons s’en retourneront chez eux, je suppose ? Eh bien, moi aussi, figure-toi ! Pour l’instant, la magie m’est très utile. Cela dit, je saurai gagner sans elle, s’il le faut.

» Pour toi, le départ des Carillons ne changerait rien. Pour ta gouverne, sache que mes autres sœurs, celles qui servent l’Obscurité, ont jeté un sort sur les fers et les chaînes qui t’entravent. Il s’agit de Magie Soustractive, évidemment. Et celle-là n’est pas affectée…

» Tu vois comme je suis délicat ? Je t’informe, histoire que tu ne sois pas déçue en nourrissant de vains espoirs.

— Très gentil à vous, vraiment…

— Mais ne te réjouis pas trop vite, parce que je trouverai un moyen imaginatif de me servir de toi.

Jagang arma son bras, faisant saillir les muscles de ses épaules sous sa veste de fourrure. Les biceps de cet homme étaient plus larges que la taille de la plupart des femmes prisonnières sous cette tente.

— Pour l’instant, je préférerais que tu ne sois pas consciente.

Anna invoqua son pouvoir, mais elle ne parvint pas à toucher son Han.

Elle vit l’énorme poing de Jagang voler vers elle… et ne put rien faire pour l’éviter…

L'Ame du feu - Tome 5
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